temps de lecture : 20 minutes en lisant à voix haute, 10 minutes dans sa tête, et 2 minutes en diagonale
Vu que je ne l'ai pas écrit en diagonale, je vous déconseille de tenter les deux minutes.
À vrai dire, je ne l'ai même pas écrit dans ma tête, donc je vous conseille la version à voix haute.  (Je suis un auteur assez bruyant.)
Bref, il n'y a pas de chapitre et ça file tout droit donc mettez-vous en silencieux, allez pisser, servez-vous une bonne verveine ou un mug de chartreuse et bonne lecture !

Il se passe aujourd’hui quelque chose d’étonnant. Une centaine de personnes s’est rassemblée dans la petite salle municipale qu’on me paie à ouvrir le matin et fermer le soir. Ils sont blancs, gris, rouges, et la plupart ont l’air fatigué. S’agaçant dans une file désorganisée, ils passent à tour de rôle devant une table grise où leur sont distribuées quelques cartes numérotées en échange d’argent. Les plus riches en achètent six. Ils s’installent autour d’autres tables grises et disposent méticuleusement les cartes en face d’eux. Ils se parlent sans se sourire. Ils ont l’air de savoir pourquoi ils sont là.
On dispose sur l’estrade un immense carton coloré et brillant sur lequel figure un téléviseur ; le tout est entouré d’un ruban de soie rose pâle. Un homme s’approche de moi. Il est gros, bouffi, courbé, avec de petites lunettes et se déplace les mains jointes dans le dos. D’abord il me demande de bien vouloir allumer un projecteur sur l’estrade.  « Bonjour. Jacques Costier. Il faudrait éclairer le lot ».
Que les trois premiers mots de sa phrase soient prononcés aussi rapidement me laisse penser qu’il ne s’adresse jamais à personne sans commencer par là.  Bonjour. Jacques Costier. Sans rien qui puisse s’apparenter à une transition, il enchaine en me parlant des cafards (qui, je le comprends plus tard sont en fait des humains à qui il a eu affaire). Il conclut d’un ton entendu « Moi je ne fais que m’en tenir à la loi. » Je le regarde, stupéfait. « Qu’est ce que vous en pensez ? » dit-il, apparemment déçu du ne pas trouver dans mon regard toute l’approbation qu’il était venu y chercher.  Je réponds que je ne sais pas et m’éloigne.
Montant les escaliers en colimaçon qui mènent à la régie depuis laquelle sont contrôlés les projecteurs de la salle, je me surprends à penser que Jacques Costier ressemble étonnamment à un porc. J’entends résonner un accordéon depuis ma cabine. Je n’ai pas besoin de regarder par la lucarne. L’accordéoniste. Je l’ai souvent vu errer dans des bals ou des diners associatifs, l’air triste et désolé. Les cheveux longs bien que peu nombreux, il joue mal mais personne ne l’écoute vraiment.
Les gens sont installés et ont sorti des jetons en plastique multicolores qui s’agglomèrent sur des sortes de cuillères aimantées. Les plus pauvres font avec une boite de haricots.
Une voix retentit.
Instantanément, le brouhaha se transforme en chuchotement, les sourcils se froncent, les derniers s’assoient, on fait taire les enfants.
Un homme parle dans le micro que je lui ai confié. Il se présente comme « Le Président de l’AFSP ». Il remercie les élus et le restaurant Lafontaine, « qui vous accueille du lundi au samedi, midi et soir et qui a généreusement accepté de sponsoriser l’évènement ».
Depuis ma régie, je vois Jacques Costier agiter ses petits bras dans un signe que j’interprète facilement : il veut que je monte le niveau du micro. D’un signe de la main, je lui fais comprendre que le président ne le tient pas assez près de sa bouche. Jacques Costier jette un coup d’oeil anxieux à l’homme, hésite à intervenir et se ravise.
Face aux regards impatients de l’assemblée, le président semble écourter son discours. Il s’éloigne, passe le micro à un autre, assis derrière une autre table grise sur laquelle repose une panière reliée à une manivelle et remplie de petites boules numérotées.
Tout le monde le regarde.
Brusquement et dans un enthousiasme feint, il s’exclame : Et c’est parti !
Il s’empare de la manivelle, lui fait effectuer une rotation complète, une petite boule tombe dans un toboggan de fer et glisse jusqu’à lui. « Le numéro 79 »
Toutes les têtes se baissent. Beaucoup se relèvent rapidement, la mine sombre, contrariées de ce qui leur apparaît comme un mauvais présage. Les autres ont déjà disposé leurs jetons sur les cartes et attendent la suite, l’air confiant.
« Le numéro 80 » Têtes et bras s’actionnent mécaniquement. « Le numéro 81 » Un sourire bref apparait sur certains visages, j’entends une remarque marmonnée assez fort pour que tout le monde l’entende.
L’accordéoniste se lève l’air soucieux mais bien intentionné : « Vous êtes sûrs qu’elles sont bien mélangées, vos boules ? » Deux hommes réfrènent un rire nasal, à côté d’eux, leurs femmes semblent vouloir disparaitre. Jacques Costier, agacé, explique à l’accordéoniste que « c’est justement le rôle de la panière et que les … (il cherche un autre mot) jetons n’ont pas besoin d’être mélangés »
L’accordéoniste dit « d’accord pour les jetons, mais je parlais des boules » ; les deux hommes explosent, leurs deux femmes implosent, sans cacher son mépris, Jacques Costier somme l’accordéoniste de se rasseoir.
« Le numéro 19 »
Quelqu’un fait « Ah ! » l’air de dire « manquait plus que ça tombe sur 82 ». Il jette un regard autour de lui pour y chercher des regards complices ; on l’ignore.
« Le numéro 67 »
Je décide de descendre ; j’entends le numéro 36 résonner dans la cage de l’escalier.
« Le numéro 26 »
Une femme rondelette à l’air sympathique me dit qu’elle me cherchait :
« Bonjour, nous avons un problème, les toilettes sont souillées » - Souillées ?
Elle semble embêtée de devoir fournir plus de détails.
Oui … c’est-à-dire que … il y en a partout.
« Le numéro 37 » Je n’insiste pas sur les questions et lui explique en prenant un air navré que la salle doit être rendue telle qu’elle était à leur arrivée, et que j’avais bien vérifié en ouvrant que les toilettes étaient impeccables. Bien sûr, c’est un mensonge, mais face à la perspective de nettoyer quatre mètres carrés de céramique recouverte de merde, tous les coups sont permis.
Non sans une pointe de culpabilité, je la regarde s’éloigner, confuse.
« le numéro 70 »
De là où je suis, j’aperçois Jacques Costier rôder entre les allées de tables, comme pour surveiller que personne ne triche. À cette idée, je réalise que je n’ai pas la moindre idée de ce que ces gens font et décide de me renseigner auprès de la femme qui vendait les cartes à l’entrée. Toujours voutée derrière sa table, occupée à compter des listes de noms et de numéros, elle replace sans cesse ses cheveux gris derrière ses oreilles auxquelles sont accrochées deux plumes violettes.
 « le numéro 13 »
Je réalise à cet instant que je n’ai jamais vu d’oiseau violet et imagine un homme dont le job serait de tremper des plumes de poule dans de l’encre violette. Je lui demande en quoi consiste cet étonnant jeu.
Elle me regarde, abasourdie : « Vous ne savez pas jouer au loto ? » Je secoue la tête. « Le numéro 27 »
Comme pour rassembler ses idées et sans parvenir à masquer une certaine incrédulité moqueuse, elle ré-aligne ses feuilles d’un geste vif et saccadé.
« C’est simple, vous achetez une ou plusieurs cartes avec des numéros dessus. Là-bas, quelqu’un tire des numéros au hasard, que vous recouvrez au fur et à mesure avec des jetons …
Ou des haricots ?
… ou des haricots. Le premier qui remplit une carte remporte le gros lot.
D’un mouvement de tête, elle indique le téléviseur qui trône fièrement sur l’estrade, éclairé par les projecteurs à la manière d’une relique.
« Le numéro 8 »
En marchant vers le bar, je recroise la rondelette-sympathique qui me dit avec un sourire que le problème des toilettes est réglé. Je la remercie, attristé que cette sale besogne ait été assignée à la seule personne adulte présente qui soit encore dotée d’un tempérament jovial. Autour de moi continue le tic-tic répétitif du plastique qui touche au plastique.
« Le numéro 21 »
D’une table à l’autre on se jette des regards proportionnellement haineux à ce que les cartes sont couvertes de haricots ou de jetons. Seules quelques quintes de toux viennent perturber la marche quasi méditative de cet étonnant jeu dont je viens d’apprendre les règles. J’entends souffler derrière moi un petit garçon qui semble réaliser que l’après-midi amusante que ses parents lui avaient promis consiste à écouter un vieil homme débiter des nombres dans un ordre aléatoire. À côté de lui, sa soeur a déjà commencé à déplacer les haricots de la carte, de manière à former des motifs géométriques. Sa mère s’en aperçoit.
« Le numéro 69 »
J’entends l’impact de la gifle, le début d’un gémissement qu’une deuxième gifle vient interrompre ; je jette un regard. Personne ne semble avoir remarqué, quand bien même le claquement de cette main froide et osseuse sur la joue fraîche de la fillette avait résonné distinctement dans l’atmosphère morne et concentrée que plus rien ne semble pouvoir perturber, à part peut-être …
« Le numéro 12 » « BINGO ! »
Un vacarme d’exaspération vient accompagner les quelques « Déjà ?! » qui rebondissent sur le carrelage de la salle. Les têtes pivotent, cherchent le coupable. Au milieu de l’assemblée, l’accordéoniste brandit dans une pose héroïque l’unique carte qu’il avait pu s’offrir. Jacques Costier, les deux mains verrouillées dans son dos, les yeux plissés, le menton relevé s’approche d’un air plus méfiant que jamais.
« On va vérifier » dit-il en arrachant la carte des mains de son propriétaire dont l’assurance semble déjà s’être envolée.
Tendant ses petits bras aussi loin que possible, reculant sa tête jusqu’à ce que son menton, habituellement camouflé dans la chair abondante de son visage cramoisi, disparaisse entièrement pour former une sorte de monolithe humain, Jacques Costier engage avec difficulté la lecture des numéros sur la carte.
21 ?
L’homme derrière sa table vérifie les boules alignées en face de lui.
c’est bon.
12 ?
L’homme regarde Jacques Costier en haussant les sourcils, hésite vraisemblablement à lui faire remarquer que c’est le dernier numéro à être tombé.
… c’est bon.
27 ?
c’est bon.
70 ?
c’est bon.
26 ?
c’est bon aussi.
80 ?
c’est bon.
8 ?
c’est bon.
79 ?
c’est bon
99 ?
L’homme cherche.
99 ?
Oui, un instant, je cherche.
Du coin de l’oeil, je crois voir l’accordéoniste être pris d’un spasme au bras.
« Non, il n’y est pas. »
La petite tête bouffie de Jacques Costier pivote lentement, le bras toujours tendu au bout duquel il tient, du bout des doigts, tel un linge souillé,  la carte de l’accordéoniste sur le visage duquel la tristesse semble reprendre ses quartiers, comme si cette dernière n’avait fait que s’absenter le temps d’un court voyage. Un court voyage… Sans aucun doute, à cet instant, il aurait vendu son accordéon pour monter dans le premier Boeing, fût-il à destination d’un de ces pays d’Afrique - ou pire - d’Afrique du nord, un de ces pays dont il a si peur, mais tout – tout – serait préférable à cette France qui le regarde, le noie, l’écrase de sa haine, de son mépris, de la sordide jubilation de la victoire et de l’humiliation.
« Le numéro 65 »
Il est toujours debout, figé au milieu de la salle comme un vieux porte-manteau qui devrait être dans un coin de la pièce, un porte-manteau donc qui n’est pas à sa place, mais que déjà on ignore, car il faut vérifier si le numéro 65 figure quelque part sur les cartes, et, si tel est le cas, le recouvrir d’un haricot.
« Le numéro 14 »
J’arrive au niveau du bar derrière lequel deux vieilles femmes tentent de faire fonctionner une machine à espresso. La première est apprêtée comme un sapin de noël. L’autre plutôt comme un de ces mêmes sapins qu’on dépose fin février aux encombrants et dont les épines jaunies tapissent le trottoir.
S’apercevant de ma présence dans un regard furtif, la première continue son explication :
…alors pour un café court, c’est le bouton avec la petite tasse, et pour un café long, c’est l’autre.
« Le numéro 22 »
Celui avec la grosse tasse ?
Oui, celui avec la grosse tasse.
Accoudé au bar, je les regarde avec curiosité.
« Le numéro 58 » Manifestement agacée par mon impudeur à observer leur prudente découverte de la technologie moderne, elle change de sujet :
Il parait que les toilettes sont dans un état désastreux…
Ah ? dit l’autre, toujours absorbée par la mystérieuse machine à café.
D’un air mauvais, elle me tourne le dos et ajoute :
Oui, de toute façon, cette salle est systématiquement dégoûtante, c’est absolument lamentable.
Amusé de constater qu’elle avait pris soin de parler assez fort pour que je l’entende distinctement, je vois s’approcher trois personnes, l’air hagard.
Satisfaite de sa provocation et rassurée de pouvoir à nouveau changer de sujet, elle les accueille d’un sourire flambant neuf.
Bonjour ! Vous voulez boire quelque chose ?
Oui, s’il-vous-plait. Trois cafés. Deux courts et un long.  
« Le numéro 85 »
D’accord alors je vais vous encaisser pendant que ma collègue vous prépare ça. Trois euros. Geneviève ?
La mine grave, le sapin de février déglutit difficilement, et acquiesce en tendant une main tremblante vers la machine.
« Le numéro 51 »
Quatre témoins, deux boutons, l’un avec une petite tasse, l’autre avec une grande tasse. Le doute l’envahit.
Geneviève, c’est bon ? Deux courts, un long.
Réalisant qu’elle pourra toujours aviser en fonction de la taille du premier café, Geneviève se lance.
« Le numéro 54 »
Elle appuie sur la grande tasse.
La machine émet un grognement sourd. « Le numéro 58 »
Le grognement s’arrête, le café ne coule pas.
Le bruit métallique des pièces qui tombent dans la petite caisse rouge marque les secondes.  
« Le numéro 52 » Elle rappuie sur le bouton. Sa main tremble de plus en plus.
« Le numéro 56 »
La machine reste silencieuse. Un voyant clignote.  
Geneviève ?
« Le numéro 59 »
En temps normal, Geneviève aurait fait une remarque sur la probabilité très faible que six numéros appartenant à la même dizaine sortent consécutivement.
Mais Geneviève n’entend plus rien que ce bruit qui ne vient pas, le bruit du percolateur, le rouglouglou de la modernité, le psshhh de l’honneur sauf.
« Il faut remettre de l’eau. »
Ma remarque fait l’effet d’une bombe sous-marine. Geneviève me regarde, la bouche entrouverte, sans comprendre le rapport avec cette foutue machine qui ne fonctionne pas.
Le sapin de noël me jette un regard de haine et se tourne vers l’autre, en faisant mine de ne pas m’avoir entendu. « Évidemment, Geneviève, il faut remettre de l’eau. » – dit-elle d’un ton aussi assuré que possible en cherchant nerveusement comment retirer le réservoir vide.
« Le numéro 17 »
Ça va ? demande l’un des trois clients, commençant à s’impatienter.
Soudain, comme sortie du néant, une main salvatrice et boudinée décroche le réservoir et lui tend : « Bonjour. Jacques Costier. Vous vous en sortez ? »
Apparemment partagée entre l’admiration et l’étonnement de voir quelqu’un ressembler autant à un cochon, Geneviève semble soudain recouvrer l’usage de la parole :
« oui, vous savez vous servir de ce truc ? »
Fier comme un coq, dans une moue compilant l’intégrale des blagues sexistes sur les femmes et la technologie, Jacques Costier prend le réservoir des mains de l’autre dont l’expression furieuse projette dans mon esprit l’image amusante et spectaculaire d’un sapin qui prend feu.
Le temps que résonnent les numéros 41, 33, 73, 66, 30 et 40, les trois clients sont servis et, laissant Jacques Costier expliquer aux deux conifères qu’il n’y avait qu’à « trouver le manuel sur internet », je m’éloigne.
Plus loin, discutant avec le Président, j’aperçois un homme dont je connais le nom. Christian. Je m’en souviens d’abord parce que jamais un nom n’a autant retenti comme une chips écrasée entre deux mâchoires. Christian. Ensuite, parce qu’il n’est pas un visage au monde sur lequel le malheur ait pu marquer son territoire d’une manière si indélébile. Cet homme a la mort dans l’âme. Rien à voir avec l’accordéoniste qui d’ailleurs s’est volatilisé, et dont l’expression triste donne plutôt la sensation d’un homme abattu, défait et presque compatissant avec l’image de sa propre défaite, comme s’il en était spectateur et que cela l’attristait encore d’avantage. Non ; Christian a une expression plus fermée, moins déconfite, un peu comme s’il n’était même plus capable de s’émouvoir du dégoût que lui inspire l’existence. Chaque seconde qui passe semble porter en elle la fin de son sinistre voyage et la promesse du calvaire de la seconde suivante ; calvaire qu’il n’endure que parce qu’il est déjà mort, résigné à attendre que son corps suive. Christian est de ces gens qui peuvent affirmer calmement que la vie est une chienne, sans que cela soit l’effet d’une colère ou d’une déception.
Une jeune femme, sortant des sanitaires en grande hâte, passe devant nous et, se rasseyant maladroitement à sa table, demande autour d’elle les numéros qu’elle a ratés. Face à l’absence de coopération de ses voisins, le président la prend en pitié et la renseigne :
40, 45, 71 …
« le numéro 44 »
« … et 44 » conclut-il un avec un sourire bienveillant.
Affichant une expression de profonde reconnaissance, la femme se retourne sur ses jetons et se remet à écouter.
« le numéro 31 »
Je profite alors de cette étincelle de douceur pour réclamer un café au président. Il m’accompagne jusqu’au bar et ne semble pas remarquer la grimace de nos deux hôtesses qu’il sollicite d’un ton désinvolte : « Servez-donc un café au jeune homme. Ah ! court ou long ? » Essayant tant bien que mal de faire passer mon sourire pour de la politesse, je demande un café court.  Sans que je sache s’il s’agit d’un affront volontaire ou d’une maladresse de plus, je vois Geneviève enclencher le bouton « grande tasse ».
« Le numéro 83 »
Les enfants commencent à s’agiter. Cela doit faire déjà deux heures – ou peut-être quatre – que leurs parents jonglent entre chantage et menace pour les faire rester assis. J’en aperçois un que la perspective d’une privation de dessert n’a pas dissuadé de voir dans ce dédale de tables et de jambes un labyrinthe qu’il parcourt à quatre pattes, guettant l’arrivée prochaine de sa mère qui vient de s’apercevoir de son absence.
« Le numéro 39 »
Le café est prêt. Les vieilles femmes l’ont posé sur le bar sans dire un mot et font mine de m’ignorer. Je décide de remonter dans la régie qui offre, par sa lucarne, un point de vue idéal sur la partie de PacMan qui vient de s’engager entre l’enfant et sa mère. Riant comme la joie même, il galope à quatre pattes entre les allées.
« Le numéro 29 »
Sa mère, elle, ne rit pas. Elle est folle de rage, car ce n’est pas un jeu.
Elle est folle de honte car à chaque allée dans laquelle elle s’engage, des gens se retournent et la regardent. Elle est folle ; et chaque pas est une torture, chaque pas est un regard de plus, une humiliation de plus infligée par son fils qui, pour éviter le guet-apens tendu par Jacques Costier arrivé en renfort, s’engage la tête la première sous une table, se cogne sur la traverse métallique. La table tremble, du verre se brise et partout autour, une pluie de haricots, dansant sur le sol une polka désordonnée, comme des centaines de petits globules blancs qui auraient abandonné leur poste pour aller au bal, le laissant à la merci de son virus de mère qui ne ressemble déjà plus qu’à un spectre.  
« Le numéro … »
Plus personne n’écoute. On regarde la mère s’approcher de son enfant qui sait que la partie est terminée et qui racle le sol de ses petites mains pour essayer de rassembler le verre et les haricots. Quand la rondelette-sympathique apparaît avec un balai et une pelle, l’enfant a déjà les mains entaillées et les haricots blancs sont rouges.
Les bras croisés, on attend le châtiment, on fait ses pronostics sur ce qu’il va prendre, l’enfant à quatre pattes sur le carrelage, à quatre mètres de sa mère qui s’avance, le teint livide. Depuis ma régie, j’entends quelques commentaires sur ce qu’il faudrait lui faire. Sans aucun doute, l’enfant les entend aussi.
Elle n’est plus qu’à un mètre de lui. Le balai dans une main, la pelle dans l’autre, la rondelette-sympathique sent qu’il ne faut pas s’interposer.
Cinquante centimètres. La mère s’arrête. Le temps aussi.
Les yeux gorgés de larmes, le nez coulant, l’enfant relève doucement son visage, oblation de sa chair sur l’autel de l’éducation ; livrée en sacrifice à la main de sa mère qui se tend devant lui, paume vers le haut.
Paume vers le haut.
Sans comprendre, l’enfant se met à genoux et tend ses petites mains pleines de sang.
Doucement, elle l’aide à se relever et sans un mot, comme prise d’une immense fatigue, traverse la grande salle sous les regards ahuris de l’assemblée, et disparait.
*
Ils sont dans la voiture. Une vieille BX blanche diesel qu’il aime parce qu’elle se balance comme une barque dans les virages. Assis sur la banquette arrière gauche à côté de son réhausseur, c’est la première fois qu’il est assis à même le siège, comme un grand. La ceinture sous la gorge, une vieille peluche entre les mains, il regarde par la fenêtre et n’y voit que le ciel et la danse agile des lignes électriques qui tantôt se subdivisent, tantôt se rejoignent, parfois disparaissent et toujours reviennent. Sa mère devant lui ne dit rien. Elle conduit silencieusement et elle pleure, le visage détendu comme quand on ne pleure pas. Cela aurait quelque chose d’une trahison que de dire ce que « pense » l’enfant, car ce n’est pas le bon mot. Ce qui nous apparût comme un retournement de situation, comme une gifle qui n’en fût pas, comme peut-être la prise de conscience d’une mère qu’elle se trompait d’ennemi, tout cela ne prend en vérité que la forme d’un regard, d’une peur seulement vécue, jamais relevée, puis déjà envolée sans que l’idée même de peur n’ait le temps d’apparaitre – immédiatement distancée par un présent trop chargé, trop fragmenté, trop abondant pour s’effriter au tamis de l’attention. Ainsi l’histoire s’écrit au coeur des mômes sans qu’un temps n’existe pour en faire une pensée. Ainsi le mal va, vient, comme une ligne électrique au bord d’une départementale. Ainsi la douleur danse, vive et presque folle – imprévue, sans avant ni après, dévoilée à la faveur d’une fenêtre étroite, depuis la banquette arrière d’une voiture qu’on ne conduit pas.
*
Le numéro 24 m’arrache à ma rêverie. Faute de donneurs – la partie étant déjà bien avancée – le président s’est résigné à trier les haricots du verre brisé et à les passer à l’eau afin de les restituer à leurs propriétaires. Les numéros 89, 53 et 48 s’enchaînent assez rapidement, comme entraînés par la volonté collective de rattraper le temps, et surtout peut-être, par l’envie désormais pressante d’en finir avec cette partie de Loto anormalement longue. D’en haut, j’aperçois de nombreuses cartes pratiquement pleines et vois leurs propriétaires s’agiter. « Allez  bon sang, un 64, juste un petit 64 et c’est gagné » crois-je entendre, alors redescendu pour suivre au plus près la suite des évènements. « Le numéro 63 » « Et merde. » « Papa ! » s’exclame la petite fille à côté, ostensiblement outrée que les règles de politesse en vigueur à la maison soient ainsi trahies pour un jeu aussi ennuyeux. Du mouvement de bras qui devait signifier quelque chose comme « va voir maman » résulte la chute fortuite d’une canette de soda. « Putain de bordel de merde », « Papaa ! » et « le numéro 84 » sont prononcés simultanément.
Sur l’estrade, l’immense téléviseur trône fièrement, et projette son ombre rectangulaire sur les silhouettes voutées, avec l’arrogance de se savoir bientôt poser, lui aussi, sa pierre à l’édifice de la haine : régner face à un canapé duquel on s’affairera à commenter, juger ou maudire les propos d’un tel, la coiffure d’un autre, la prise de poids d’une présentatrice ou les coutumes d’un peuple qu’une voix professionnelle se chargerait de nous présenter comme une incongruité inédite. Bulletin spécial sur la situation sanitaire à Haïti, meilleure-anecdote d’un animateur cocaïnomane sur son pote pédophile et documentaire sur l’extinction prochaine d’une espèce de furet dont tout le monde se cogne jusqu’à ce que Mediapart révèle qu’il y en avait dans le hachis surgelé de la pub qui suit. Envoyez HAITI au 6747 et tentez de remporter un séjour de rêve sur une île en ruine.
« le numéro 1 »
Accroupi à hauteur de la fillette, Christian l’écoute attentivement raconter des histoires de magie et de fées. Presque plus enclin à y croire qu’à la possibilité d’une existence heureuse, il affiche une expression atypique dont l’observation minutieuse fait naître en moi une idée tout aussi singulière : C’est un sourire. Il essaye de sourire.  De loin, même un regard expert aurait pu s’y tromper. Les commissures de sa bouche aussi basses que ce que permettent les limites de son visage – attirées par le sol comme si la gravité n’avait jamais si bien porté son nom ; c’est – je crois – la contraction quasi compulsive de sa lèvre inférieure qui m’amène à la pensée suivante : Cela lui fait du bien mais il ne sait pas comment le signifier. Il voudrait que la jeune fille continue à lui raconter ses histoires et pour cela, voudrait se rendre sympathique ; mais il ne sait plus sourire – alors il tord sa bouche sans se souvenir qu’un sourire se fait d’abord avec les yeux. La petite fille, ravie d’avoir trouvé quelqu’un qui ne lui demande pas de se taire, continue ses explications sans se laisser distraire par les états émotionnels de son interlocuteur. « Le numéro 47 » « Ma puce ? viens voir maman » Sa mère, à qui le président avait donné quelques instants plus tôt les numéros qu’elle avait manqués, l’appelle d’une voix douce et inquiète. « Le numéro 15 » La fillette interrompt son discours et s’en va la rejoindre sous le regard éteint de Christian qui reste en place, comme si l’histoire allait bientôt reprendre. Oubliant de placer son jeton sur le numéro 15, sa mère se tourne vers elle et lui replace les cheveux. « Ça va ma chérie ? » D’un signe de tête, sa fille acquiesce. À voix basse, le regard grave, sa mère ajoute : « Il te disait quoi le monsieur ? » À cinq secondes près, le numéro 25 aurait pu épargner à Christian d’entendre cette dernière question. Encore accroupi à hauteur d’une enfant qui ne reviendra pas, les yeux mi-clos, il se redresse lentement, prend son paquet de cigarettes, et sort. « Le numéro 25 » Le sapin de Noël rapplique. Avec l’assurance d’une bourgeoise demandant à « parler au chef de l’établissement », elle me jette : « Vous avez coupé le chauffage ? » À mon aveu de n’y avoir tout simplement pas accès s’ensuit une diatribe enflammée sur la vétusté des équipements publics, laquelle dure exactement le temps d’arriver devant la porte d’entrée, laissée grande ouverte au bon plaisir de l’hiver et de son goût pour le froid.
« Le numéro 6 »
À peine refermée, la porte est aussitôt rouverte par Jacques Costier revenant du parking, chargé d’une caisse de crémant qu’il porte avec peine et dignité. « Chaud devant ! » s’exclame-t-il en débarquant dans la grande salle avec la fierté d’un roi-mage. « Froid derrière… » grommelle ma nouvelle amie en claquant la porte d’entrée.
« le numéro 80 » Je m’égare en pensées sur l’allure de l’homme dont les excès de zèle lui ont valu d’être actuellement à quatre patte, nettoyant une grande flaque d’eau sucrée en nous faisant l’aumône de quelques jurons supplémentaires.
Je te parie 5 balles qu’il s’appelle Éric.
Je m’accorde occasionnellement la fantaisie de parier contre moi-même et ce, pour deux raisons : la première est que c’est est on-ne-peut-plus commode en terme de monnaie ; soit je perds 5€ et me les donne à moi-même, soit je gagne cette même somme, que je consens à pourvoir de ma poche. La deuxième raison en découle : c’est un frisson pour pas cher ; je ne parie d’ailleurs jamais plus de 5€ – soit un kebab sans frites et sans boisson – pour des raisons évidentes de solvabilité. (La pudeur m’empêche de vous dire le salaire que me vaut ce job, mais vous vous doutez bien qu’aucune compétence n’est requise, à part éventuellement savoir remplir le réservoir d’eau d’une cafetière si Jacques Costier n’est pas là.)  En outre, le fait que ces paris portent parfois sur le prénom d’un individu s’explique beaucoup plus difficilement. Il y a des gens qui ont une tête à s’appeler Éric, voilà tout. D’ailleurs c’est son cas. Et pour autant, impossible de vous dire si cela tient à ses lunettes d’informaticien ou à la manière avec laquelle il repasse compulsivement la tête au-dessus de la table tout en nettoyant son Fanta, comme pour vérifier que « putain de bordel de dieu, il manque vraiment plus que le 64 »
À cet instant, il s’enfonce un bout de verre que la rondelette - sympathique a laissé pour qu’on ne s’ennuie pas.
Tiens d’ailleurs, comment elle pourrait s’appeler elle ? Magalie ? Élodie ? 5 balles que c’est un truc en i. En tout cas lui c’est clair qu’il s’appelle Éric. Mais comment vérifier ?
Je pense vaguement aux trucs que m’avait donnés un détective privé qui m’avait pris en stop et m’avait raconté qu’en se faisant toujours passer pour quelqu’un de différent, il appelait le médecin, puis la sécu, puis la banque, en trouvant toujours une bonne raison de demander l’info qui allait permettre de se faire passer pour quelqu’un d’autre au coup de fil suivant.  En 5-6 coups de fil, il avait accès à presque n’importe quel compte bancaire.  Sauf que sans vouloir l’accuser de tricher, on lui donne souvent le prénom au départ.
Espérant capter son nom au détour d’une conversation, je m’approche de lui avec prudence, le morceau de verre planté dans le majeur l’ayant rendu un peu agressif.
« Le numéro 4 »
« Pas quatre, putainn ! Soi-xante-quatre, merde. Soi-xan-te-quatre. »
Sa femme se tourne vers lui ; c’est ma chance.
« Éric calme toi… »
Bingo.
« Le numéro 64 »
BINGOOOOOOOOOO!!
Bondissant comme un lion de sous la table, rugissant de gloire, Éric brandit sa carte vers le président, les yeux écarquillés, le buste triomphant. Le poing levé comme un champion de boxe – ou presque – son doigt blessé valant caution pour faire un doigt d’honneur à l’assemblée, Éric jubile devant un panel d’expressions digne d’un nuancier de vert.
Si j’ai gagné cinq euros contre moi même, Éric a gagné une télé contre le monde entier et veille à ce qu’il le sache. Mettant comme des coups de tête dans le vide, il exulte :
« YES ! YES ! YES ! YEss.. »
Quelque chose cloche.
Dans un coin de la pièce, une femme s’est levée et porte dans sa main une petite carte rose, qu’elle arbore avec un air désolé-mais-bingo-aussi.
Égalité.
À cet instant, si il y avait eu des mouches, on les aurait entendues se taire.
Fidèle au protocole, Jacques Costier s’avance vers elle pour procéder à la vérification :
- Le 1
- Oui.
- Le 15
- Oui.
- 25
- Oui.
- 27
- Oui.
32
Oui.
36
Oui.
- 41
Oui.
- 45
… oui.
- 51
Oui.
- 52
Oui.
- 76
Oui.
- 83
Oui.
- 86
Oui.
- 64  
… c’est bon.
Dans la jungle, terrible jungle,
Le président et Jacques vérifient la carte d’Éric
Le lion est mort ce soir,
Sa carte est complète. Pour les départager, on les invite à tirer chacun un numéro au hasard de la panière
Viens ma belle, viens ma gazelle,
Elle tire le numéro 72
Le lion est mort ce soir,
Il tire le numéro 60
Howiiiiiiiii howimboééé,
Elle remporte le téléviseur
Howiiiiiiiii howimboééé,
Il retourne s’asseoir.
Je m’attendais à ce que l’histoire s’arrête là. Qu’éventuellement le président donnerait un bref discours pour remercier les participants, et encore une fois le restaurant Lafontaine pour son soutien. Je m’attendais à ce que l’on s’empresse de faire ses affaires et de rentrer préparer le diner, à ce que Magalie se porte volontaire pour le rangement et le nettoyage, et à ce que quelques mots soient prononcés en hommage au dernier membre de l’association à avoir passé l’arme à gauche. Je ne m’étais pas trompé sur toute la ligne, mais comme apparemment tout le monde dans la salle, je n’avais pas lu le programme jusqu’au bout. Le président donne effectivement un discours. Il remercie les participants et le restaurant Lafontaine, beaucoup de personnes se lèvent, Magalie – ou Virginie ? – s’en va chercher le balai. Mais le président ne demande pas une minute de silence. Il en demande 30. « … comme vous l’avez peut-être vu sur le programme, nous avons l’honneur d’accueillir Marie-Danielle Bansard, accordéoniste de grand talent, qui va nous interpréter quelques morceaux de son répertoire pour finir cette journée en musique. »
Sur l’estrade, une femme d’une cinquantaine d’année s’avance à la place qu’occupait le téléviseur quelques instants plus tôt. Scintillant de mille feux, son accordéon acajou orné de chrome et de nacre contraste avec l’habit sobre de la musicienne qui, arborant un visage enthousiaste et reconnaissant, dispose brièvement ses partitions devant elle. Un silence formel s’installe dans l’assemblée et la plupart regagnent leur place, sans que je sache si je dois y lire la manifestation d’une pression sociale ou une réelle envie d’assister au concert. Même Éric, dont on aurait pu s’attendre à la désertion rapide, semble s’être plié à la volonté de sa femme et de sa fille, laquelle accourt rejoindre les autres enfants, agglutinés devant la scène. Comme pour se remettre en mémoire les mots d’un discours qu’il s’apprête à prononcer, l’accordéon murmure rapidement une mélodie en accéléré, sans inflexions, sans musique. Concentrée, la musicienne passe en revue quelques pages, ajoute quelques annotations, puis relève la tête, et signifie par un sourire lumineux que le concert peut commencer. Le président lance un applaudissement, timidement repris par la salle à l’exception de Jacques Costier dont les mains ont retrouvé leur place de contre-poids à l’arrière de son dos. Le silence se fait, les enfants font de leur mieux.
Il se produit alors comme une réaction en chaîne : La musicienne ouvre grand ses bras, ses bras déploient l’accordéon, l’accordéon se remplit d’air et à cet instant précis, devient le souffle de l’assemblée. Sans que personne ne semble en prendre note, tous les poumons se gonflent avec lui, comme si une chorale silencieuse donnait sa procuration à Marie-Danielle Bansard et son instrument de décider du moment d’inspirer et celui d’expirer.  Elle ferme les yeux, le président aussi. Alors, de ce silence émerge une mélodie, aussi légère que le souffle d’un secret murmuré dans l’oreille, comme un aveu d’amour fragile, cherchant son élan dans le regard de l’autre. Cet élan, la mélodie le trouve d’abord dans les yeux des enfants, ouverts grand comme un cœur que le monde ne leur a pas encore appris à fermer. Et comme un oisillon à l’heure d’être un oiseau, elle déploie ses ailes et je vois Magalie et ses petites mains figées sur la serpillère et le seau qui – c’est idiot – semblent écouter aussi.
On aurait pu parier que Marie-Danielle Bansard s’était endormie, mais d’un sommeil agité, comme à la merci d’un rêve édicté par les cabrioles de ses ongles vernis sur les touches nacrées de son accordéon. Et l’oisillon s’envole. Elle semble murmurer « Attention ! » ou bien « Allez ! »… Qui sait ? Je suis dans ma régie et je me sens tanguer ; je crois qu’Eric aussi car il vient de s’assoir. Autour de lui, j’en surprends quelques-uns à chercher compulsivement une branche à laquelle s’accrocher ; certains regards se croisent, il n’ont rien à se dire, pourtant ils se regardent. Il n’y a rien à dire. Il n’y a qu’à écouter cette mélodie joyeuse s’offrir à son destin entre les tables grises, les haricots-jetons et les plis du menton de Jacques Costier dont l’air éloquent semble tout étudié pour laisser croire que tout cela est de lui : La scène, les projecteurs, Marie-Danielle Bansard et son accordéon, et puis la mélodie. Mais voilà qu’elle bifurque – il n’y a pas d’autre mot – il n’y a plus d’oiseau, plus qu’une mélancolie. Quelqu’un qui rentre seul un soir de réveillon, le sentiment qui nait quand la portière se ferme, apposant son bâillon sur un hit à la con que d’autres chantent en chœur, puis le bruit du moteur. Les ombres des sapins entre les lampadaires. Un bus de nuit qu’on croise et un feu tricolore sur un carrefour désert, puis le bruit du gravier avant celui des clés, puis celui du frigo, et enfin, dans le lit, ce putain d’acouphène. C’est la nouvelle année. Ce sentiment confus qui vient nous embrasser quand la lumière s’éteint et que notre regard se pose au plafond – voilà ce qu’elle m’inspire, la mélodie chantée par cet accordéon : ce malaise profond face au plafond inerte un soir de nouvel an, et la sensation qu’il nous regarde aussi.
Christian sourit. C’est peut-être trop dire. Mais quelque chose a changé chez lui. Son regard ? Il se tient près du bar, fixe l’accordéon comme un vieux camarade qui raconte une histoire qu’il connaitrait par cœur. Accoudé au comptoir, il fait tourner le vin dans son gobelet en plastique, et je peine à savoir s’il sourit ou non – mais il y a quelque chose dans cet air de musique qui rappelle le sien : il a l’air de quelqu’un qui, du fond de la salle, reconnait un refrain et arbore un rictus en pensant : « C’est ma chanson. »
Soudain, j’entends toquer.
Il est assez inhabituel que me soit fait l’honneur d’une visite dans la minuscule régie depuis laquelle je contrôle l’équipement de la salle. Ses 7m² n’ayant pour seul éclairage qu’un néon, pour seules couleurs que les LEDs rouges et vertes clignotant sur les blocs de puissance et les tâches des moisissures s’étalant sur un lino grisâtre, son austérité me garantit une certaine tranquillité pendant les longues heures de service. Cette tranquillité n’est d’ailleurs pas seulement le résultat d’une dissuasion, mais également – pour certains – d’une impossibilité physique : on y accède par un escalier encastré dans un sas dont l’étroitesse explique que Jacques Costier ne soit pas déjà monté m’expliquer le fonctionnement du matériel – il ne le peut tout simplement pas.
Quelques secondes s’écoulent avant que je parvienne à traiter mentalement les deux informations simultanées de la présence d’un visiteur de l’autre côté de la porte et le constat absurde que derrière le bar, Geneviève s’est mise à danser, ou plutôt se balancer, entraînant sa collègue comme si le vent d’hiver de la mélancolie joué par la musicienne réveillait un instinct… ça re-toque à la porte.
Je me lève pour ouvrir.
Face à moi, l’accordéoniste (que je croyais disparu après l’humiliation de sa fausse victoire), tête baissée, une main sur la rambarde, l’autre sur le sourcil comme un prétexte pour cacher son visage, ne relevant les yeux que pour s’assurer que la porte ne s’est pas déjà refermée, bafouille : « Je… je peux entrer ? » Je m’écarte. Il s’avance dans ma cellule, confus, et instantanément je vois que son regard se pose sur la lucarne entrouverte par laquelle on entend Marie-Danielle Bansard interpréter « La Foule ». Et soudain je comprends. Alors, lui épargnant l’embarras de me le demander, j’ouvre grand la lucarne et le laisse observer le concert magistral donné par sa consœur, à l’abri des regards de l’assemblée. Du bout des lèvres, je le vois murmurer : « Emporté par la foule qui nous traine/ nous entraîne… » et remarque ses bras repliés sur son torse, comme si le simple nom de la foule ranimait chez lui le besoin de protéger ses côtes. « Écrasés l’un contre l’autre/ nous ne formons qu’un seul corps… » … je remarque ses doigts qui dansent sur ses flancs, comme s’il jouait « à blanc » de son accordéon. Et je vois la souffrance envahir son visage – ses lèvres soufflent encore « …je lutte et me débats… /mais le son de ma voix s’étouffe dans les rires des autres/ et je crie de douleur de fureur et de rage et je pleure » … Je détourne le regard juste à temps pour qu’il se laisse aller. Alors, à ses côtés je regarde avec lui.
Dans un coin de la salle, le téléviseur a perdu son éclat et son ruban de soie orne désormais la chevelure de la fille d’Éric : cadeau diplomatique offert par la gagnante pour négocier la paix. L’accordéon rugit des notes par milliers, alors, dans l’assemblée, j’entends deux mains frapper, puis quatre, puis six, puis dix et comme encouragés par un sourire radieux qui s’étire aussi grand que son accordéon, tous ensemble accélèrent, emportés par les uns, entraînés par les autres, exultent ce refrain dans un concert de mains. Alors, tapant du poing sur les rangées de tables, font sauter les jetons, danser les haricots, concluant ce loto d’une liesse insondable.

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