Un soir, les feuilles mortes nous coupèrent la parole. 
Depuis, l’ami dont nous parlions à cet instant, les chemisiers blancs tels que celui que tu portais, les érables et le vent d’automne, toutes les choses contenues dans cet instant me font penser à toi.
La vie à cette époque avait atteint son pic de densité. Chaque centimètre carré des rues, des arbres et des pavés murmurait son histoire et nous les écoutions. Il eut semblé que nos capacités d’attention avaient acquis le don d’ubiquité : nous nous engouffrions dans les secrets des murs à travers leurs fissures jusque dans les maisons, et ce qu’on y voyait nous remplissait de joie ou de mélancolie, c’était selon. Selon l’envie, selon ce que nous trouvions à en dire, car c’est ainsi que nous rendions ce que l’on recevait : ces instants de beauté, nous les poétisions. C’était une transaction avec la vie elle même, comme une décoration pour service rendu. Un ornement qu’on accrochait aux éléments que l’on avait poétisés, mais sans réaliser qu’ils nous seraient dès lors associés, à l’un comme à l’autre. Nous fabriquions des ponts sous couvert de poème ; des tunnels sous couvert de chansons. Depuis, s’étendent sous Paris des galeries sans fin, un réseau souterrain convergeant vers ton nom, des couloirs aériens sans avions, des sentiers dessinés dans l’espace à force de quatrains, de tercets parsemés par nos mains désinvoltes comme des cailloux blancs dans le ciel parisien. Nous étions deux petits poucets qui semaient leurs galets sans même y réfléchir, sans voir que l’avenir ne serait qu’un chemin fait de fragments d’alun nous menant l’un à l’autre.
"Habiter poétiquement le monde." 
Pour véritablement comprendre ce que cela signifie, il faut d’abord saisir la dimension active du verbe « habiter ». Habiter un territoire, c’est procéder à la double transformation de soi et du territoire lui-même pour y trouver sa place. Habiter poétiquement le monde, c’est accepter qu’un chant d’oiseau change le cours d’une matinée, c’est consentir et oeuvrer à ce qu’une rose trouvée sur un trottoir transforme à jamais toutes les roses du monde.
Ainsi progressivement je transformai Paris, puis la banlieue, ainsi que tous les lieux par lesquels je passais. Les jours sans qu’un éclat me ramène à tes yeux se raréfiaient, et peu à peu, disparurent.
Ton rire frémissait dans les haies de thuyas, résonnait dans les toboggans, folâtrait sur les toits et s’installait gaiement partout autour de moi. Cela tenait, d’abord, à l’expansion souterraine de mon œuvre croissante : centaines, milliers d’objets transfigurés par mon regard, et, dès lors, habités par un destin commun: étendre ta présence à l’univers entier... 
Mais je compris alors que son intensité tenait à ses absences et à ce qui, du monde, restait encore à investir : car on ne peut sentir que les odeurs dont on s’est retiré, fut-ce pour un instant. Il fallait un dehors pour qu’il y ait un dedans.
II fallait chaque jour qu’il advienne autre chose pour qu’un regard posé sur une simple casserole, un post-it, un rocher, (n’importe quelle idée ayant fait l’objet de mon effort de prose) soudain te ressuscite, ré-invoque ton onde et ses effluves neuves. Ainsi, tu te glissais entre le monde et moi et puis te retirais comme un fleuve décroît, comme un ciel se dégage juste le temps qu’il faut pour me savoir nommer une étoile orpheline avant que d’un nuage resurgisse une forme, un visage, le tien. Toujours le tien. Contrastant sur l’azur par ton blanc métamorphe, tu prenais tout le ciel et moi… moi je comptais les moutons mais ne m’endormais pas. Je leur donnais un nom, une histoire, leur accordais des droits sur ma propre existence. Je suis devenu, alors, comme un berger sans chien, n’ayant que ses deux mains, son regard, son amour et ce joli métier qui n’en sera jamais un : poète.

Un jour, peut être, je finirai d’écrire le bal des étourneaux, la crue des champs de blé, la pluie sur les visages, un jour, j’aurai peut-être relevé le murmure d’un chantier au repos, le bruit des crocs sur la moquette des open spaces à cinq heures du matin, mesuré la joie des chiens, la douceur du dessous des orties, un jour, peut-être aurai-je appris la partition rythmique des néons qui éclairent leur parking pour une dernière nuit, le roulis des wagons qui fait tanguer les êtres, ce qu’entendent les mites dans le piano ruiné.
Peut-être qu’un jour je saurai s’il fait noir dans nos ventres ou si la peau est assez fine pour que derrière, les papillons puissent avoir l’intuition de Juin.
Un jour, peut-être, j’habiterai la terre entière, le ciel, l’espace, le monde des idées, j’aurai tout transformé pour y trouver ma place, moi le premier.
Alors il n’y aura plus d’ailleurs, il n’y aura que des ponts reliant des ponts entre eux. Plus d’ailleurs à tes yeux, ton rire et ton odeur. Il n’y aura plus que toi. Ni dehors ni dedans. Alors le contenu deviendra le contenant.
Alors, enfin, tu disparaîtras.

Poèmes aléatoires :

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