I
« Allons à la plage »
Ce furent ces mots-là.
Ce furent ces mots-là qui, en se retirant – et parmi toutes les choses qu’il auraient pu laisser – ne laissèrent qu’une question.
Je m’appelle Antoine Pommelin et j’étudie la physique des mots.
Sujet passionnant, s’il en est. Car s’ils répondent à des règles bien précises, ils semblent s’absoudre rigoureusement de celles qui régissent le monde matériel.
Si la dureté d’un bois est quasi-systématiquement corrélée avec sa masse volumique, il arrive que des mots dits avec la plus grande légèreté soient aussi durs que la perte d’un ami. Inversement, un message de la plus haute importance ne trouve parfois jamais l’écho qu’il mérite : Signal d’alarme d’un jeune garçon au bord du suicide ; dernier avertissement d’une épouse avant de disparaître avec les enfants ; discours de Léonardo Dicaprio à la cérémonie de remise des oscars.  
À l’heure actuelle, nous ne disposons pas encore d’outils fiables permettant de mesurer l’exact poids des mots.
Cependant, mon étude sur le sujet a développé chez-moi une acuité particulière pour en évaluer les caractéristiques, ce qui nous ramène à cette phrase lancée à 14h07, question-proposition-affirmation-ordre (les quatre en même temps, d’où l’enjeu d’une classification appropriée), cette phrase d’une banalité terrible, qui plus est au début d’une après midi de Juillet dans le Finistère.
« Allons à la plage »
Assurément, les mots évoluent dans un monde différent que celui qu’ils ont vocation à décrire. Car plutôt que de susciter chez moi l’enthousiasme, la lassitude, voire l’inquiétude de devoir tartiner une louche d’écran total sur le dos de ma grand mère, ces cinq syllabes ne firent émerger que la question suivante :
Quelle plage ?
D’une banalité n’ayant rien à envier à celle qui l’avait suscitée, cette question portait pourtant en elle ce calme qui, paraît-il, précède toujours la tempête, première cacahuète recelant dans son écorce les 476 autres cacahuètes du pot qui la suivront inéluctablement dans mon estomac avide de réponses et de poésie.
La physique des mots est une science bien balbutiante. Aussi quelques faits étranges – dont celui qui justifie ma présence ici, en Bretagne – échappent encore totalement à nos outils de mesure. Celui dont je veux vous parler aujourd’hui suscite les plus vifs débats au sein de la communauté scientifique :
Il semblerait que l’océan tue les mots.
Il les détruit.
Oh bien sûr, pas d’un coup sec sur la nuque, non. D’ailleurs les mots n’ont pas de nuque. Non, ce qu’il fait en premier, c’est qu’il les allège.
C’est à dire que les mots les plus lourds – d’histoire ou de sens – face à l’océan, semblent maigrir, s’évaser, s’affaisser, s’atrophier.
C’est peut-être le superflu qui s’en va ; comme parfois la colère lorsque l’horizon nous rappelle que, même immense, elle ne sera toujours que trop petite ou trop grande.
Ainsi les mots face à la mer se délitent, comme si la caresse érosive de l’infini salé les rappelait doucement à leur état antérieur, celui qui précéda le langage.
Celui du temps où il n’y avait qu’un seul mot.
En tout cas, l’océan les allège. On ne sait pas vraiment comment et cela pourrait résider dans le fait – établi cette fois – que tous les vivants, mots y compris, viennent de l’océan ; simultanément père et mère de ce flot d’existences, de fragments de vie signifiants, et offert comme un cadeau égoïste car tout, je dis bien tout – et les mots le savent – tout retournera à l’océan.
On constate alors que le mot, dépossédé de sa masse sémantique, a tendance à devenir presque transparent – à tel point qu’un japonais, une mésange et un noisetier pourraient, dans ces circonstances – et sans l’aide d’aucun service de traduction – le lire, le comprendre, et parfois même le prononcer.
Mais à peine auraient ils le temps d’en articuler la fin, que la douceur d’une brise viendrait glisser dans leurs cheveux, leurs poils, leurs branches, et ne rien dire du tout – mais d’un silence parfait qui signifie que le mot est mort, que l’océan l’a tué.
Mais revenons-en à ma question qui, déclenchée par ce simple « Allons à la plage », (*1) n’enfantera jamais de réponse satisfaisante (et c’est peut-être son destin).
*1.  Alors précédé du bruit franc d’une tasse de café vide, posée comme pour officialiser que la digestion est terminée.
Quelle plage ?
Y a t-il une plage ?
Ou est-ce l’Idée de « la plage » ?
Peut on vraiment « aller à la plage » comme on va « en voyage » ? Comme on « fait la toscane » ?
Certaines femmes font naître des hommes, certaines questions font naître des réponses. Mais d’autres questions – d’autres femmes – ne se font mères que de femmes – questions supplémentaires – sentinelles contre la finitude du monde, contre l’immobilisme du savoir qui – enfant ingrat – oublie bien vite qu’il ne doit la vie qu’à une question ; où à une femme.
Par exemple : Quelle plage ?
Lorsque la décision fut prise, il ne me resta plus qu’à faire mon sac.
La préparation de cette marche le long des côtes Bretonnes se fît avec autant de soin que le reste de mes travaux : Rien ne doit être laissé à l’approximation, sans quoi on ne fait plus la différence entre – d’une part – les manifestations du hasard (entendre par là ce qui advient pour des raisons bien précises auxquelles nous n’avons pas accès) et, d’autre part, le résultat imprévisible découlant de toute observation mal conduite.
Ainsi, tout fut méticuleusement pensé pour que cette expédition de plus de 2000 km se déroule dans les meilleures conditions : de quoi dormir, de quoi écrire, de quoi se brosser les dents. Tout objet supplémentaire aurait été susceptible de me détourner de la tâche que je m’étais donnée : mettre à l’épreuve de l’expérience le postulat que la plage n’existe pas. Qu’il n’y a que des plages. Établir le caractère unique de chacune d’entre elles, et surtout mener une étude approfondie de l’effet que ces plages – en tant qu’épiderme de l’océan – ont sur les mots.
Ce carnet rassemble les expériences menées – mots laissés en offrande à l’océan – pour qu’il les tue. Ou les ramène à la vie.

Poèmes aléatoires :

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