Il m’arrive souvent, au cours de mes voyages ou sur des trajets plus communs, de m’arrêter en des endroits dont la magie discrète ne se manifeste qu’à l’instant où je les considère en me disant : personne ne s’arrête ici, personne n’a jamais regardé cet endroit comme un endroit qui mériterait – par exemple – un nom.
Éventuellement certains s’en souviendraient comme l’anecdotique fragment d’une région où d’une zone que leur enfance a rendu belle ; mais dont l’importance ne dépasserait finalement pas celle d’une rature sur une jolie lettre. C’est à dire quelque chose sur lequel on fait le choix conscient ou non de ne pas s’arrêter, de peur peut être qu’il ne nous éloigne du tout qui nous importe, combien même chacun admettrait que cet endroit, cette rature a certainement une histoire à raconter, mais qui souvent nous intéresse autant qu’elle nous concerne. Peu.
Combien de dalles de béton, d’allées sans fleurs ou de carrefours déserts n’ai-je pas déjà considéré en me prenant à penser : « quelqu’un a-t’il déjà observé attentivement cet endroit  ? Est-il quelque part un souvenir qui ne puisse se passer d’une description rigoureuse de cet espace entre le rayon fromage et la caisse numéro quatre ? Le paysan qui cultive ce champ a-t-il déjà pris un moment pour examiner le petit monticule de terre situé à 38 m du bord de la D44, collé au champ voisin ? Et son père ? Et celui qui cultivait ce champ à l’époque où la D44 n’était pas la D44 ? » Autant d’endroits auxquels des millénaires de subjectivité humaine n’ont pas épargné une inexistence métaphysique absolue.
Ce qui me plaît le plus, c’est de me dire qu’il suffit à l’insignifiant bipède que je suis de considérer une seule fois ces terres vierges de tout amour, de toute mélancolie, de toute autre chose que ce qui les compose matériellement, pour que déjà leurs millénaires d’existence se retrouvent projetés dans un vortex de poésie et de mémoire qui ne les quittera plus jamais.
D’ailleurs, il m’a parfois semblé reconnaître dans une flaque de boue ou au coin d’une grange la trace heureuse d’un poète ; d’invisibles nervures de considération, aussi légères que l’odeur lointaine que nous apporte le vent des siècles, l’empreinte indélébile qu’un jour une femme – ou un homme – qui ne se savait d’ailleurs probablement pas poète, a laissé sans s’en rendre compte, conséquence heureuse d’une pensée distraite ou d’un ennui passager.

Poèmes aléatoires :

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