I

Au tout premier matin, il y eut l’explosion
Ou plutôt l’explosion fut le premier matin
Si tant est qu’il fût sage de croire au destin
rien ne semblait moins sûr qu’une telle éclosion

Tout, ce jour, fut créé ; et les lois définies
L’avenir ne serait que le déroulement
du tapis de l’espace au corridor du temps
l’un et l’autre tissant les soies de l’infini

Mais tout n’était encore que gaz et poussière
s’entrechoquant sans cesse et puis s’agglomérant
Comme parfois la meute naît de chiens errants
De cette union naquît le système solaire

Horloge minutieuse, manège incandescent
aux montures de fer d’azote et de magma
Du ventre de l’enfer lentement se forma
l'embryon minéral d'un paradis naissant

Comme si l’univers eut baillé de sommeil
l’atmosphère expira du tout refroidissant
jusqu’à former autour un bouclier puissant
Pudique paravent aux ardeurs du soleil

À l’heure où je l’écris, on l’appelle « la terre »
On y trouve des sortes de grains de couleurs
fragiles et sucrés qu’on a nommés « les fleurs »
butinés par le vent et les coléoptères

Ces derniers, semblables à de petits cristaux
aux reflets chatoyants d’émeraude ou d’agrumes,
sont pourtant si légers qu’à l’exception des plumes
des oiseaux qui les chassent, tout semble pataud

Quand le ciel et les champs peignent d’or et d’azur
la plaine au levant ; rousse ! Son orge scintille
À peine le vent souffle que tout s’émoustille
Coquelicots dansant aux abords des masures

Tout communique et parle en cet endroit sublime
L’orage et la rosée, l’automne et le lichen
Si bien que de la lande à la steppe africaine
se côtoient sans arrêt le grandiose et l’infime

Les nuages, seigneurs dont l’éthérée dérive
Transforme la vapeur en gouttes d’eau, qui pleuvent
Et de ru en rivière et de rivière en fleuve
Filent dans la vallée pour rejoindre la rive

                       La rive

Espace indéfini dont on ne sait vraiment
où fixer les frontières ; évidence blessée
que pansent les allées et venues des amants
cartographiant l’amour au cadastre effacé

                     La rive … le rivage

Le berceau d’Apollon et celui d’Aphrodite
Rencontre de la mer avec le continent
Lieu de doute où la terre défie l’océan
A-t-on déjà connu nom plus hermaphrodite ?

Cette histoire est l’histoire d’un prisonnier
Détenu volontaire à travers les époques
Otage de la mer au bagne d’un étoc
Cette histoire est la mienne, à quoi bon le nier ?

II

Un jour – peut-être était-ce il y a si longtemps
que je ne saurais dire si le temps passait
en années, en saisons, en cycles de marées –
Un jour, donc, je marchais sur la grève en pensant

Lorsqu’au loin j’aperçus, révélé par la mer
au jusant si lointain qu’on y pouvait marcher,
le contour augural d’un immense rocher
comme s’il m’attendait depuis des millénaires

Seule ombre dans la brume j’ai trempé mes pieds
dans le bouillon d’écume qui léchait ses bords
Sur sa paroi rugueuse j’ai couché mon corps
après m’être assuré de n’être pas épié

Il me semble n’avoir pas voulu m’endormir
Pourtant je me revois refermer les paupières
alors que tout autour de mon divan de pierre
lentement remontaient des flots de souvenirs

Quand je sentis le froid mordre mes mains ouvertes
ma peau s’était déjà collée sur son autel
Et telle une patelle parmi les patelles
disparaissait déjà parmi les algues vertes

Peut-être aurais-je pu m’extirper des coraux
qui m’ornaient des couleurs de leurs mille volutes
Mais quel amour au monde, quel chien, quelle lutte
aurait été sans moi histoire sans héros ?

Quel ami, quel parent m’aurait assez connu,
et compris, et aimé, pour qu’un ailleurs moins rude
me soit plus désirable que la solitude
que m’offrait ce rocher qui ceignait mon corps nu ?

Ainsi, m’abandonnant à la nuit silencieuse
que jamais plus l’aurore ne viendrait troubler
que des maigres rayons du grand plafond criblé
qui parsèment le sable de pierres précieuses,

J’ai vu passer les siècles et les chalutiers
En fait je n’en voyais que la quille et les flancs
me contourner de loin, et leur sillage blanc
dessinait un grand cercle autour de mon quartier

Mais l’océan entier me rapportait leurs chants
Et les chants des marins m’ont raconté le monde
Des mystères d’orient jusqu’aux guerres immondes
que menaient au dehors de sinistres marchands

J’ai entendu l’amour dans une chanson triste
que fredonnait un homme avant de se noyer
en serrant dans son poing un morceau papier
dont l’encre diluée semblait citer le christ

J’ai entendu le viol, et le viol m’a hanté
De ses cris réprimés par le bâillon des armes
Et l’océan drainait tant de sueurs et de larmes
qu’au dessus de ma tête le niveau montait

J’ai parcouru la ville en entendant l’horreur
et chaque puanteur humée aux pas des portes
a renforcé l’idée pourtant déjà si forte
que rien ne me ferait quitter les profondeurs.

III

Quand un beau soir de juin – je contemplais la lune
aux rayons éclatés par l’onde du reflux –
et sans plus de désordre que s’il avait plu
une femme a plongé, petite blanche et brune

Elle était presque nue et sa peau frissonnait
Elle se croyait seule et fut transie d’effroi
lorsque de nulle part, s’élevant dans le froid,
ma voix fit retentir le début d’un sonnet.

Un siècle avait passé sans jamais voir personne
d’autre que les dauphins qui ne m’écoutaient pas
Ainsi peut-on blâmer ce chant qui m’échappa
trahissant ma présence entre les anémones ?

Concluant mon tercet par un ballet de fleurs
Je n’en crus pas mes yeux : elle était toujours là
Son air intéressé semblait porter l’éclat
redoutable et fougueux des flammes qu’on effleure

Lorsque se dessina son sourire opalin
reparut brusquement l’infini de la plage
Galets blancs, sable fin ; il donnait un visage
aux histoires d’amour que chantaient les marins

Dans ses cheveux brillants que je voyais flotter
alors qu’elle écoutait ce que j’avais à dire
se reflétait ce dont ma cage de porphyre
m’avait tenu si loin : ce qu’ils nommaient « beauté »

Quand elle ouvrit ses mains et les tendit vers moi
comme pour m’inviter à partir avec elle
à quitter pour de bon l’amour irrationnel
que je vouais au rocher qui me servait de toit,

Je ne pus me résoudre à refermer mes doigts
sur les siens et la peine étala sa couleur
dans ses yeux flamboyants que jamais la douleur
n’avait tant affligés de son horrible poids

Et sans un mot de plus, comme un fumet d’encens
d’en bas je vis son ombre onduler sous le tulle,
remonter doucement, bulle au milieu des bulles
Un soupir et un corps s’évanouir en dansant

Ce qu’elle est devenue, je ne saurais le dire
J’entends parfois le vent m’apporter les chansons
qui comme le ressac, polissent les tessons
des souvenirs brisés sur les ponts des navires

Tordus par le miroir plissé de l’eau, je vois
les cormorans le jour, les étoiles la nuit
comme une énième preuve que rien n’est fortuit
et que dans ce grand tout n’advient que ce qui doit

Je m’interroge alors sur la force des choix
Sur leur sens oublié, sur celui de la vie
Sur ce qui dans le noir peut nous donner l’envie
l’inspiration, l’espoir, la confiance et la joie

Et perdu dans le vaste océan de l’esprit
ressurgit tout à coup de l’ombre la lumière
Le simple souvenir d’un rien dans l’univers
que quelque part, un jour, quelqu’un m’avait compris

Poèmes aléatoires :

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